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Tuol Sleng, S-21

publié le 30 janv. 2012, 20:17 par magali lognoul   [ mis à jour : 31 janv. 2012, 06:06 ]
Tuol Sleng, l’antichambre de la mort.
Il y a des lieux que l’on reconnaît au premier regard. Tuol Sleng en est un. Dès que j’aperçus ce mur blanc, effrité, j’ai su.

Devoir de mémoire ou voyeurisme
Avant de se rendre à Tuol Sleng c’est posé la question du pourquoi. Depuis le début de notre voyage nous visitons des lieux magiques empreints de beauté, de sérénité et d’amour. Pourquoi s’infliger cette visite dont on sait qu’elle sera terrible. N’est-ce pas indécent de vouloir voir de nos yeux ces lieux de souffrance, de mort et de destruction ?
Le jour de notre arrivée à Phnom Penh nous avons regardé une émission littéraire sur TV5. Était présent Rithy Panh réalisateur de deux documentaires :  "S-21, la machine de guerre khmère rouge" et "Le maître des forges de l’enfer". C’est un survivant qui vient d’écrire un  livre où se mêlent sa propre histoire et les entretiens qu’il a pu avoir avec Douch, le directeur de cette fameuse «prison». Dans sa bouche aucun désir de vengeance, aucune haine mais une seule exigence : que la parole des survivants soit écoutée. On compare déjà son œuvre à celle du « Shoah » de Claude Lanzmann(recueil de témoignages de survivants et de bourreaux de l’Holocauste).
Le choix était donc simple. Non ce n’est pas du voyeurisme de visiter ce genre de lieux. C’est juste une minuscule contribution pour que l’histoire ne se perde pas. Il serait peut-être plus facile d’ignorer ces horreurs et de profiter uniquement des beautés d’un pays qui en compte tant. Mais on a choisi de voir et de ne pas oublier…

Tuol Sleng
En 1975, les forces de sécurité de Pol Pot firent du lycée Tuol Svay Prey la prison de haute sécurité 21 ou S-21. Elle devint rapidement le plus grand centre de détention du pays. Entre 1975 et 1978, plus de 17000 détenus furent massacrés au camp d’extermination de Choeung Ek.

La visite
A Tuol Sleng, il n’y a pas d’audio-guide, très peu de pancartes et d’explications. Ces murs n’en ont pas besoin.
Dès la porte franchie,  mon estomac se contracte, ma gorge se noue. Je baisse mes lunettes de soleil sur mon nez. Je sais ce qui va se passer. Cette émotion si violente est incontrôlable. J’essaie de cacher ces spasmes, cette douleur me semble presque indécente alors que je suis juste une touriste en visite. Mais il est de ces lieux où l’horreur a atteint de tels sommets, des lieux où les cris ont été si terribles, des lieux où le désespoir a été si profond, que leur seule vue vous marque à jamais.
En entrant vous découvrez quelques tombes. En 1979 quand l’armée vietnamienne libéra Phnom Penh, elle trouva 7 prisonniers vivants et 14 autres qui avaient été torturés à mort. Leurs corps reposent désormais dans le jardin du lycée.
Vient ensuite le bâtiment où se trouvent les chambres de tortures.  Des salles de classes dénudées où se trouve un lit en fer. Rien d’autre si ce n’est une peinture réalisée par Vann Nath, l’un des sept « survivant ».  Le sol est assombri à certains endroits. Aucun commentaire n’est nécessaire, la seule vue d’une de ces salles est insoutenable. Et pourtant il y en a une dizaine…
Dans la cour de l’école se trouve un portique qui a dû servir en un autre temps aux exercices de gymnastiques. Il a été transformé en potence et en instrument de torture.

Les autres bâtiments étaient des cellules. Certaines ont été aménagées afin d’y exposer les photos des occupants de la prison. Les Khmers rouges tenaient des registres méticuleux de leurs victimes. Chaque détenu était photographié à son arrivée et parfois même après sa mort. Il  y en a des centaines : des jeunes hommes, des vieillards, des femmes, des mères avec leur bébé et des enfants, des dizaines et des dizaines d’enfants…
Certaines de ces victimes sont des Khmers rouges, anciens bourreaux devenus victimes des purges organisées par l’Angkar (l’organisation).
Vous savez en regardant tous ses visages, dont les regards trahissent tantôt la peur, tantôt l’incompréhension la plus totale ou encore pour les plus jeunes l’étonnement, qu’ils sont morts. Ils sont morts mais ils ne sont pas détruits. Les Khmers rouges utilisaient le mot "détruire" plutôt que celui de tuer. Leur but était d’effacer à jamais le souvenir de toutes ces personnes. Ils ont échoué. Malgré tous leurs efforts, des milliers de gens contemplent ces visages et les emportent avec eux.
La vue de ces photos est hypnotisante. On ne peut s’empêcher de se demander qui ils étaient, qu’elle était leur vie. Ce qu’il est advenu d’eux on ne le sait que trop. Après avoir été torturés pendant des jours (pour les plus "chanceux") ou des mois, ils étaient tous voués à la mort. Certains mourraient sous la torture les autres étaient assassinés à coups de crosse de fusil dans un champ à quelques kilomètres.  Ces scènes de massacre ont été décrites par les bourreaux eux-mêmes.
On visite ensuite les cellules, où on imagine l’angoisse des prisonniers. Il y règne une chaleur asphyxiante. Les murs de briques construits à la hâte séparent des espaces d'un ou deux mètres carrés. Ces cellules étaient toutes aménagées dans le même bâtiment. Le couloir extérieur est muni de barbelés. Il s’agissait de prévenir le suicide.
Quelques panneaux relatent les procès en cours des quelques responsables qui doivent répondre de leur crime dont le fameux Douch. Cela nous rappelle brutalement l’actualité de ces faits. Les massacres ont été commis au moment de ma naissance. Il aura fallu attendre 30 ans pour que la justice se penche sur eux.
Vient ensuite un autre bâtiment où sont exposés les instruments de torture pour prouver à tous une réalité inconcevable pour beaucoup d’esprits. Il y a également le témoignage des quelques survivants qui doivent leur salut à leur don d’artistes.
Ils décrivent leur arrestation due le plus souvent à une dénonciation. Viennent ensuite les interrogatoires où on veut leur faire avouer leur appartenance au KGB ou à la CIA. L’un d’eux explique sa peur face à la souffrance, il préfère avouer n’importe quoi ; il n’a pas peur de mourir seulement de souffrir encore et encore sans aucun espoir de s’en sortir. Une fois franchie les portes de Tuol Sleng, une seule porte de sortie: la mort, alors pourvu qu’elle soit rapide. Ces témoins nous racontent la faim terrible qui fut l’arme la plus destructrice des Khmers rouges qui ont littéralement affamé leur peuple à travers tout le pays.
Par après, Vann Nath a peint la vie quotidienne de Tuol Sleng : les cellules où les détenus étaient attachés par les pieds, les séances de tortures, les morts, les bébés arrachés à leur mère…
La visite se termine par les morts eux-mêmes, ultimes témoignages de la barbarie. On peut s’interroger sur la pertinence d’exposer ainsi des crânes humains. Ne vaudrait-il pas mieux les ensevelir ? Il est trop tard pour pratiquer les rites funéraires locaux. Ces personnes n’ont pas de nom mais pourtant elles sont vues par des milliers de personnes. Nulle doute que cette « sépulture » ouverte à tous est honorée par de nombreux anonymes.

Un documentaire est projeté dans une salle. Il y raconte l’histoire d’une famille balayée par cette guerre. Une grand-mère en larmes raconte la disparition de tous ses proches. Elle ne sait pas toujours ce qu’ils sont devenus, une seule certitude ils ont été assassinés de manière impitoyable après avoir été exploités et affamés durant des années.
Ce documentaire permet de sortir des murs de Tuol Sleng et de se rendre compte que tout le Cambodge était devenu une énorme prison, une terre de mort et de souffrance. Le reportage se termine sur la rencontre entre le « peintre » survivant et l’un des geôliers.
L’homme prend son geôlier dans les bras. Le geôlier rit de ce rire que l’on a parfois quand on se sait pas quoi dire tant on a honte. Il minimise son rôle, il devait juste lire le nom des prisonniers avant leur exécution. Il n’en a tué que trois ou quatre pour prouver à ses chefs qu’il n’était pas un lâche. Le survivant ne réagit pas, il interroge juste le gardien sur la véracité de ses peintures.
Il n’a pas été témoin de toutes ces scènes, il veut donc que le bourreau les confirme. Il confirme tout à plusieurs reprises. Oui, on arrachait bien les enfants des bras de leur mère avant de leur fracasser le crâne, oui, on torturait bien les hommes jusqu’à ce qu’ils avouent les crimes imaginés.  Vann Nath est mort il y a quelques mois mais son témoignage restera pour toujours. Ces peintures sont un des témoignages les plus durs mais aussi  les plus évocateurs qui soient.
Après ce parcours, j’ai la nausée, je n’en peux plus. Philippe me dit qu’un des survivants est là, assis sous un arbre. Il est l’un des seuls à être toujours en vie. Il passe ces journées ici sur les lieux mêmes de son calvaire. Comment est-ce possible ? J’imagine que c’est un devoir ou même une revanche. En fait je n’en sais rien, un tel courage me dépasse. Je n’ose pas lui parler je lui souris et le salue en sortant. Il me sourit aussi.
Ils n’ont pas gagné, Ils ne l’ont pas détruit. Il est là, il est vivant, il témoigne, il sourit.

Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur le contexte historique, voici un petit résumé des informations glanées ici et là.

Les Khmers rouges désignent les membres d’un mouvement politique et militaire cambodgien apparu en 1951 et disparu officiellement en 1999 (20 ans après la libération du pays !) Les Khmers rouges ont pris le pouvoir au Cambodge en 1975 après des années de guerre civile. Ils ont renversé le régime très contesté de Lol Non installé à la tête du pays par les Américains alors en pleine guerre du Vietnam. D’abord alliés des nord vietnamiens, ces derniers deviendront leurs plus farouches ennemis et seront systématiquement massacrés. Le soutien des Américains à Lol Non ne fait que légitimer davantage les actes des Khmers rouges qui seront accueillis en libérateur par une majorité d’habitants lors de la prise de Pnomh Penh le 17 avril 1975. Les Khmers rouges évacuent immédiatement toutes les « grandes villes ». Ceux qui sont trop faibles pour marcher sont massacrés. Tous les anciens responsables de l’ancien régime sont exécutés dès les premiers jours. S’en suivra 3 ans, huit mois et 20 jours d’horreur. On dénombre entre 1700000 et  2000000 de victimes selon les estimations. Le régime priva le peuple de ce à quoi il tenait le plus : la famille, la nourriture, la terre et la foi. Les citadins évacués furent déportés à plusieurs reprises dans différents villages. Les jeunes étaient parfois regroupés dans des camps d’entraînement où l’endoctrinement s’ajoutait aux privations et au travail forcé. La faim, le paludisme et la dysentrie ont terrassé des familles entières. Un témoignage boulversant est celui de Loung Un, elle avait 5 ans en 1975. Elle subit la déportation, la peur, la faim, la mort de ses proches, la solitude et pire que tout elle assista impuissante à la lente agonie des membres de sa famille dont celle de sa petite sœur qui avait trois ans et qui selon ses mots « n’aura jamais connu que la faim ».
Elle décrit également très bien comment le « nouveau peuple » celui issu des villes était pour ainsi dire condamné par le travail forcé, la famine programmée, l’absence totale de soin… . Les paysans appelés « peuple de base » ne seront pas épargnés même s’ils sont montrés en exemple et moins surveillés.

Pour en savoir plus

François Ponchaud, Cambodge, année zéro, Ed Kailash, 1998

Loung Ung, D’abord ils ont tué mon père, Plon, 2002.
Van Nath, Dans l’enfer de Tuol Sleng, Calmann-Lévy,2008
Rithy Panh et Chritine Chaumeau, La machine khmère roue, Monti Santésok S-21, Flammarion, 2009
Rithy Panh & Christophe Bataille, L’Élimination, Grasset, 2012
Reportages :
Rithy Panh : Duch, le maître des forges de l’enfer (2012)
Rithy Panh : S-21, la machine de guerre khmère rouge (2002)

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